CHAPITRE 2

 

 

La maison-mère du Talamasca, en dehors de Londres, silencieuse dans son immense parc de chênes séculaires, avec ses toits en pente et ses immenses pelouses recouvertes d’une profonde couche de neige immaculée.

Un bel édifice de quatre étages, avec d’innombrables fenêtres à meneaux et ses cheminées qui ne cessent d’envoyer la nuit leur panache tourbillonnant de fumée.

C’est un lieu plein de bibliothèques et de parloirs lambrissés de bois sombre, de chambres aux plafonds à caissons, aux épais tapis bordeaux, de réfectoires aussi paisibles que ceux d’un ordre religieux, avec des membres qui se dédient à leur tâche comme des prêtres et des nonnes, qui sont capables de lire dans votre esprit, de voir votre aura, de prédire votre avenir en regardant la paume de votre main et de deviner à peu près qui vous avez bien pu être dans une vie antérieure.

Des sorciers ? Ma foi, quelques-uns d’entre eux le sont peut-être. Mais, dans l’ensemble, ce sont simplement des érudits – des gens qui ont consacré leur vie à l’étude de l’occulte dans toutes ses manifestations. Certains en savent plus que d’autres. Certains croient plus que d’autres. Par exemple, il y a tel membre dans telle maison-mère – et dans d’autres maisons-mères d’Amsterdam, de Rome ou des profondeurs des marais de Louisiane – qui ont posé les yeux sur des vampires et des loups-garous, qui ont perçu les pouvoirs physiques et télékinésiques de mortels capables de mettre le feu ou de provoquer la mort à distance, qui ont parlé à des fantômes et obtenu d’eux des réponses, qui ont combattu des entités invisibles et qui ont connu face à elles la victoire – ou la défaite.

Voilà plus de mille ans que cet ordre existe. Il est plus ancien en fait, mais ses origines sont enveloppées de mystère – ou, pour être plus précis, David refuse de me les expliquer.

Où le Talamasca trouve-t-il son argent ? Il y a dans ses caves une vertigineuse abondance d’or et de joyaux. Ses investissements dans les grandes banques d’Europe sont légendaires. Il possède des immeubles dans toutes les villes où il a un siège, qui à eux seuls pourraient suffire à son entretien, si l’ordre ne possédait rien d’autre. Et puis il faut compter aussi avec les trésors de ses réserves – peintures, statues, tapisseries, meubles et ornements anciens – tous acquis dans le cadre de divers procès d’occultisme et qui n’ont pour l’ordre aucune valeur marchande, car leur intérêt historique et scientifique dépasse de loin toute estimation à laquelle on pourrait se risquer.

Sa bibliothèque à elle seule vaut une rançon de roi dans n’importe quelle monnaie terrestre. Il y a des manuscrits dans toutes les langues, certains même provenant de la célèbre bibliothèque d’Alexandrie incendiée voilà des siècles, et d’autres qui viennent des bibliothèques de Cathares martyrisés. Il existe des textes d’Égypte ancienne qui pousseraient bien des archéologues à commettre joyeusement un meurtre pour y jeter un simple coup d’œil. Il y a des textes écrits par des êtres surnaturels de plusieurs espèces connues, y compris des vampires. Il y a aussi dans ces archives des lettres et des documents écrits de ma main.

Aucun de ces trésors ne m’intéresse. Jamais ils ne m’ont intéressé. Oh ! quand j’étais d’humeur espiègle, il m’est arrivé de songer à pénétrer par effraction dans les caves et à reprendre quelques vieilles reliques qui ont appartenu jadis à des immortels que j’aimais. Je sais que ces érudits ont collectionné des biens que j’avais moi-même abandonnés : le contenu d’un appartement à Paris vers la fin du siècle dernier, les livres et les meubles de ma vieille maison dans la rue bordée d’arbres du Garden District, où j’ai dormi pendant des décennies, sans me soucier le moins du monde de ceux qui arpentaient les planchers pourris au-dessus de moi. Dieu sait quoi d’autre ils ont sauvé de l’érosion du temps.

Mais je ne me souciais plus de ces choses-là. Ce qu’ils avaient récupéré, ils pouvaient le garder. Je ne m’intéressais qu’à David, le Supérieur Général qui était mon ami depuis cette nuit lointaine où j’étais arrivé grossièrement et impulsivement en passant par la fenêtre du troisième étage de son appartement.

Quelle bravoure et quel calme il avait montrés. Et comme j’avais été heureux de le regarder, un homme de grande taille au visage creusé de rides profondes et aux cheveux gris acier. Je me demandai alors si un jeune homme pourrait jamais posséder pareille beauté. Qu’il me connût, qu’il sût ce que j’étais, ç’avait été pour moi son plus grand charme.

Et si je vous faisais l’un de nous. Je pourrais le faire, vous savez…

Jamais il n’a varié dans sa conviction. « Pas même sur mon lit de mort je n’accepterais », avait-il dit. Mais il avait été fasciné par ma seule présence, il ne pouvait le dissimuler, même s’il m’avait assez bien caché ses pensées depuis cette première rencontre.

Son esprit en fait était devenu comme un coffre-fort qui n’aurait pas de clé. Et il ne m’était resté que des expressions radieuses et affectueuses de son visage et une voix douce et cultivée capable de persuader le diable de bien se conduire.

Comme j’arrivais maintenant à la maison-mère au petit matin, dans la neige de l’hiver anglais, ce fut vers les fenêtres familières de David que je me dirigeai, pour trouver son appartement désert et sombre.

Je songeai à notre dernière réunion. Aurait-il pu retourner à Amsterdam ?

Ce dernier voyage avait été improvisé, ce fut du moins ce que je pus découvrir, quand je vins à sa recherche, avant que les habiles médiums qui constituaient ses ouailles n’eussent senti mon importune exploration télépathique – ce à quoi ils parviennent avec une remarquable efficacité – et ne se fussent empressés de couper tout contact.

Quelques courses d’une grande importance avaient, semblait-il, imposé à David de se rendre en Hollande.

La maison-mère hollandaise était plus ancienne que celle des environs de Londres, avec des caves dont le Supérieur Général seul avait la clé. David devait retrouver un portrait exécuté par Rembrandt, un des trésors les plus importants que possédait l’ordre, le faire copier et envoyer cette copie à son cher ami Aaron Lightner, qui en avait besoin pour une importante enquête dans le domaine du paranormal qui était en cours aux États-Unis.

J’espionnai David à Amsterdam, en me disant que je n’allais pas le déranger, comme je l’avais fait bien des fois auparavant.

Je le suivis à bonne distance, tandis qu’il marchait d’un pas vif dans le jour finissant, masquant mes pensées aussi adroitement qu’il masquait toujours les siennes. Comme sa silhouette était imposante sous les ormes qui bordent le Singel, quand il s’arrêtait çà et là pour admirer les vieilles maisons hollandaises dressant leurs trois ou quatre étages étroits avec leurs hauts pignons et leurs fenêtres éclairées dont on avait laissé les rideaux ouverts, semblait-il, pour le plaisir du passant !

Presque aussitôt je perçus en lui un changement. Il avait sa canne comme toujours, même si de toute évidence il n’en avait pas besoin, et il la faisait sauter sur son épaule comme au temps jadis. Mais il y avait une certaine mélancolie dans sa démarche ; un mécontentement prononcé ; et une heure s’écoulait après l’autre tandis qu’il vagabondait, comme si le temps n’avait aucune importance.

Je m’aperçus très vite que David évoquait des souvenirs et je parvins de temps en temps à saisir quelques images fortes de sa jeunesse sous les tropiques, même des éclairs d’une jungle verdoyante si différente de cette ville du nord baignée dans l’hiver et où assurément il ne faisait jamais très chaud. Je n’avais pas encore rêvé du tigre. Je ne savais pas ce que cela signifiait.

Tout cela était fragmentaire à un point exaspérant. Le talent de David à garder pour lui ses pensées était simplement trop remarquable.

Mais il marchait toujours, parfois comme si quelque chose le poussait, et je le suivais, étrangement réconforté par la simple vue de sa personne à quelques rues de là.

Sans sa réaction aux bicyclettes qui ne cessaient de filer près de lui, il aurait eu l’air d’un jeune homme. Mais les bicyclettes le faisaient sursauter. Il avait cette crainte irraisonnée d’un vieil homme d’être renversé et blessé. Il lançait un regard plein de rancœur aux jeunes cyclistes. Puis il retombait dans sa méditation.

C’était presque l’aube quand, comme il fallait s’y attendre, il regagna la maison-mère. Et il avait certainement dû dormir la plus grande partie de chaque jour.

Il était déjà reparti en promenade quand je le rattrapai un soir et, une fois de plus, il ne semblait pas avoir de destination précise. Il déambulait plutôt dans les nombreuses petites rues pavées d’Amsterdam. Il semblait aimer cela autant que je savais qu’il aimait Venise, et avec raison, car ces cités, toutes deux surpeuplées et aux couleurs sombres, ont, malgré toute leur différence, un charme similaire. Celle-ci est une vieille catholique, pleine de relents fétides et d’une aimable décadence ; celle-là est protestante, et donc très propre et affairée, ce qui me faisait de temps en temps sourire.

Le soir suivant, il était reparti, sifflotant tout en parcourant les kilomètres d’un pas vif et je ne tardai pas à comprendre qu’il évitait la maison-mère. À vrai dire, il semblait tout éviter et, quand un de ses vieux amis – un autre Anglais et lui aussi membre de l’ordre – le rencontra par hasard près d’un bouquiniste de Leidsestraat, la conversation montra vite que, depuis quelque temps, David n’était plus lui-même.

Les Anglais sont d’une si exquise politesse pour discuter et diagnostiquer ces choses-là. Mais c’est quand même ce que je parvins à déceler au milieu de tous ces trésors de diplomatie. David négligeait ses devoirs de Supérieur Général. David passait tout son temps loin de la maison-mère. Quand il était en Angleterre, David se rendait de plus en plus souvent à la maison de ses ancêtres dans les Cotswolds. Qu’est-ce qui n’allait pas ?

David se contenta d’écarter d’un haussement d’épaules toutes ces diverses suggestions, comme s’il n’arrivait pas à s’intéresser à la conversation. Il marmonna vaguement que le Talamasca pouvait se diriger pendant un siècle entier sans supérieur général tant l’ordre était discipliné et tant la tradition liait et imprégnait tous ses membres. Après quoi, il s’en alla fureter chez le bouquiniste où il acheta l’édition de poche d’une traduction anglaise du Faust de Gœthe. Puis il s’en fut dîner seul dans un petit restaurant indonésien, avec son Faust ouvert devant lui, son regard parcourant les pages tandis qu’il consommait son repas épicé.

Le laissant s’escrimer avec son couteau et sa fourchette, je retournai chez le libraire pour acheter un exemplaire du même livre. Quel bizarre ouvrage !

Je ne saurais prétendre l’avoir compris, ni deviné pourquoi David le lisait. Cela m’effrayait à vrai dire que la raison pût en être évidente et peut-être repoussai-je aussitôt cette idée.

Néanmoins, le livre me plut, surtout la fin, bien sûr, où Faust montait au ciel. Je ne crois pas que c’était le cas dans les légendes d’autrefois : Faust allait toujours en enfer. J’attribuai cela à l’optimisme romantique de Gœthe et au fait qu’il était si vieux à l’époque où il écrivit la fin. L’œuvre des auteurs très âgés est toujours extrêmement puissante et intrigante et mérite qu’on s’y attarde, et peut-être d’autant plus que l’élan créateur abandonne tant d’artistes avant qu’ils ne soient vraiment vieux.

Au petit matin, quand David eut disparu dans la maison-mère, j’errai seul dans la ville. Je voulais la connaître parce que lui la connaissait, parce que la maison-mère là-bas faisait partie de sa vie.

Je déambulai dans l’énorme Rijksmuseum, à regarder les toiles de Rembrandt que j’avais aimées. Je me glissai comme un voleur dans la maison de Rembrandt sur la Jodenbreestraat, transformée maintenant en un petit sanctuaire pour le public durant la journée, et j’arpentai les ruelles de la ville, y retrouvant le chatoiement des temps révolus. Amsterdam est un endroit excitant, grouillant de jeunes gens venus de tous les coins de cette nouvelle Europe, une ville qui ne dort jamais.

Je ne serais sans doute jamais venu ici sans David. Cette ville ne m’avait jamais attiré. Et voilà maintenant que je la trouvais extrêmement agréable, une ville faite pour les vampires à cause de ses grandes foules de noctambules, mais c’était David bien sûr que je voulais voir. Je compris que je ne pourrais pas partir sans avoir au moins échangé quelques mots avec lui.

Enfin, une semaine après mon arrivée, je trouvai David dans le Rijksmuseum désert, juste après le coucher du soleil, assis sur la banquette devant la grande toile de Rembrandt représentant les membres de la Guilde des Drapiers.

David savait-il d’une façon ou d’une autre que j’étais déjà venu ? Impossible, et pourtant il était là.

Il était évident, d’après sa conversation avec le gardien – qui venait justement de prendre congé de David – que son ordre vénérable de vieux fouineurs fournissait une importante contribution aux arts des diverses villes où ils avaient élu domicile. Il était donc facile pour les membres d’avoir accès aux musées pour en contempler les trésors quand l’entrée en était interdite au public.

Et dire que je dois m’introduire dans ces lieux comme une canaille de bas étage !

Quand je tombai sur lui, il régnait un silence absolu dans les hautes salles de marbre. Il était assis sur la longue banquette de bois, tenant mollement et sans conviction dans sa main droite son exemplaire de Faust, aux pages maintenant très écornées et hérissées de signets.

Il contemplait fixement la toile, qui représente plusieurs Hollandais très dignes, rassemblés autour d’une table, pour traiter sans doute de questions commerciales, mais qui fixent sur le visiteur un regard serein par-dessous le large bord de leurs grands chapeaux noirs. Ce n’est pas tout l’effet que produit ce tableau. Les visages sont d’une beauté raffinée, pétris de sagesse, de douceur et d’une patience quasi angélique. Ces personnages, d’ailleurs, ressemblent plus à des anges qu’à des hommes ordinaires.

Ils semblaient en possession d’un grand secret, et si tous les hommes devaient le découvrir, il n’y aurait plus de guerre, de vice, ni de malice sur terre. Comment de tels personnages étaient-ils devenus membres de la Guilde des Drapiers d’Amsterdam dans les années 1600 ? Mais voilà que j’anticipe sur mon récit…

David sursauta quand j’apparus, sortant de l’ombre à pas lents et silencieux pour m’approcher de lui. Je vins m’asseoir à ses côtés sur la banquette.

J’étais vêtu comme un clochard, car je n’avais pas de vrai logement à Amsterdam, et le vent m’avait emmêlé les cheveux.

Je restai un long moment immobile, ouvrant mon esprit par un acte de volonté qui donnait l’impression plutôt d’un soupir humain, pour lui faire savoir combien je m’inquiétais de son bien-être et à quel point je m’étais efforcé par égard pour lui de le laisser en paix.

Son cœur battait rapidement. Son visage, quand je me tournai vers lui, rayonnait d’une chaleur immédiate et généreuse.

Il tendit sa main droite et me serra le bras. « Comme toujours, je suis heureux de vous voir, si heureux.

— Ah, mais je vous ai fait du mal. Je le sais. »

Je ne voulais pas lui dire comment je l’avais suivi, comment j’avais surpris la conversation entre lui et son camarade ni m’appesantir sur ce que j’avais vu de mes propres yeux.

Je fis le vœu de ne pas le tourmenter avec mon éternelle question. Et pourtant je vis la mort quand je le regardai, peut-être plus encore en raison de l’éclat, de la gaieté et de la vigueur qui brillaient dans ses yeux.

Il posa sur moi un long regard songeur, puis il retira sa main et ses yeux revinrent au tableau.

« Existe-t-il en ce monde des vampires qui ont des visages pareils ? » demanda-t-il. Il désignait les hommes qui nous regardaient depuis le tableau. « Je parle du savoir et de la compréhension qu’il y a derrière ces visages. Je parle de quelque chose qui est plus un indice d’immortalité qu’un corps surnaturel dont l’anatomie exige qu’il boive du sang humain.

— Des vampires avec de pareils visages ? rétorquai-je. David, c’est injuste. Il n’existe pas d’hommes avec de tels visages. Il n’y en a jamais eu. Regardez n’importe laquelle des œuvres de Rembrandt C’est absurde de croire que de pareilles gens aient jamais existé, encore moins qu’Amsterdam en était plein du temps de Rembrandt, que chaque homme ou chaque femme qui s’est jamais présenté à sa porte était un ange. Non, c’est Rembrandt que vous voyez dans ces visages, et Rembrandt est immortel, bien sûr. »

Il sourit. « Ce que vous dites n’est pas vrai. Et quelle solitude désespérée émane de vous. Vous ne voyez donc pas que je ne peux pas accepter votre offre ; et si je le faisais, que penseriez-vous de moi ? Rechercheriez-vous encore ma compagnie ? Rechercherais-je la vôtre ? »

Ce fut à peine si j’entendis ces derniers mots. Je fixais la toile, je fixais ces hommes qui avaient vraiment des airs d’ange. Une sourde colère s’était emparée de moi et je ne voulais pas m’attarder ici plus longtemps. J’avais renoncé au combat, et pourtant il s’était défendu contre moi. Non, je n’aurais pas dû venir.

L’espionner, oui, mais sans m’attarder. Et une fois de plus, je m’apprêtai à partir.

Cela le rendit furieux. J’entendis sa voix retentir dans le vaste volume de la salle.

« C’est injuste de votre part de partir ainsi ! C’est positivement grossier ! Vous n’avez donc pas d’honneur ? Qu’advient-il des bonnes manières s’il n’y a plus d’honneur ? » Là-dessus, il s’éloigna, car je n’étais plus près de lui, c’était comme si j’avais disparu, et il était un homme tout seul dans le musée énorme et glacé, qui se parlait tout haut.

J’avais honte, mais j’étais trop furieux et trop meurtri pour revenir vers lui, même si je ne savais pas pourquoi. Qu’avais-je fait à cette créature ! Comme Marius allait me le reprocher.

J’errai dans Amsterdam pendant des heures, j’achetai pour écrire un épais parchemin du genre que je préfère, et un stylo noir à pointe fine avec un système automatique qui assure une alimentation en encre permanente ; puis je cherchai une petite taverne bruyante et sinistre dans le quartier réservé, avec ses femmes peintes et ses jeunes vagabonds drogués, où je pourrais rédiger une lettre à David sans qu’on me remarque ni qu’on me dérange dès l’instant où j’avais une chope de bière devant moi.

Je ne savais pas ce que je comptais écrire d’une phrase à l’autre, seulement que je devais trouver un moyen de lui dire que je regrettais ma conduite et que quelque chose s’était déclenché dans mon âme en regardant les hommes du tableau de Rembrandt, j’écrivis donc d’une plume hâtive et fébrile cette sorte de récit.

Vous avez raison. C’était méprisable, la façon dont je vous ai quitté. Pire, c’était lâche. Je vous promets que quand nous nous reverrons, je vous laisserai dire tout ce que vous avez à dire.

J’ai pour ma part une théorie sur Rembrandt. J’ai passé bien des heures à étudier ses toiles partout – à Amsterdam, Chicago, New York, partout où j’en trouve – je crois vraiment, comme je vous l’ai dit, qu’il n’a pu exister autant de grandes âmes que les toiles de Rembrandt voudraient nous le faire croire.

C’est ma théorie, et je vous prie de ne pas oublier quand vous lirez ces lignes qu’elle tient compte de tous les éléments. Cette prise en compte était jadis ce à quoi on mesurait l’élégance des théories… avant que le mot « science » n’en soit venu à signifier ce qu’il veut dire aujourd’hui.

Je suis convaincu que Rembrandt a vendu son âme au diable quand il était jeune homme. Le marché a été simple. Le diable a promis à Rembrandt de faire de lui le plus célèbre peintre de son époque. Le diable a envoyé à Rembrandt des hordes de mortels pour qu’il fasse leur portrait. Il a donné la richesse à Rembrandt. Il lui a donné une charmante maison à Amsterdam, une épouse et plus tard une maîtresse, car il était sûr qu’à la fin il aurait son âme.

Mais Rembrandt a été changé par sa rencontre avec le diable. Ayant vu une preuve aussi irréfutable du mal, il se trouva obsédé par la question : qu’est-ce que le bien ? Il chercha dans les visages de ses modèles leur divinité intérieure ; et, à sa stupéfaction, il parvint à en déceler l’étincelle chez les plus indignes des hommes.

Son talent était tel – et comprenez bien, je vous en prie, ce n’était pas du diable qu’il tenait son talent : il le possédait dès le début – que non seulement il pouvait voir ce bien, mais il pouvait le peindre ; il pouvait laisser la connaissance qu’il en avait et la foi qu’il y mettait imprégner tout l’ensemble.

Avec chaque portrait, il comprenait plus profondément la grâce et la bonté de l’humanité. Il comprenait le don de la compassion et de la sagesse qui réside en chaque âme. Son talent s’accrut à mesure qu’il continuait à peindre ; l’éclair de l’infini devint plus subtil ; le personnage lui-même plus singulier ; et plus grand, plus serein et plus magnifique, l’ensemble.

Enfin, les visages que peignait Rembrandt n’étaient pas du tout des visages de chair et de sang. C’étaient des expressions spirituelles, des portraits de ce qu’il y avait à l’intérieur du corps de l’homme ou de la femme ; c’étaient des visions de ce qu’était ce personnage à sa plus belle heure, de ce qu’il était prêt à devenir.

Voilà pourquoi les marchands de la Guilde des Drapiers ressemblent aux plus vieux et aux plus sages des saints de Dieu.

Mais nulle part cette profondeur spirituelle et cette intuition ne se manifestent plus clairement que dans ses autoportraits. Vous savez certainement qu’il nous en a laissé cent vingt-deux.

Pourquoi croyez-vous qu’il en a peint autant ? Ils représentaient sa supplique personnelle à Dieu de noter le progrès de cet homme qui, par son observation attentive d’autres gens comme lui, avait été totalement transformé sur le plan religieux. « Voici ma vision », disait-il à Dieu.

Vers la fin de la vie de Rembrandt, le diable fut pris de soupçons. Il ne voulait pas voir son serviteur créer des œuvres aussi magnifiques, si pleines de chaleur et de bonté. Il avait cru que les Hollandais étaient des gens matérialistes et donc attachés aux biens de ce monde. Et voilà que dans des tableaux abondants en riches toilettes et en possessions somptueuses, éclatait l’indéniable preuve que les êtres humains sont absolument différents de tout autre animal du cosmos : qu’ils sont un précieux mélange de chair et de feu immortel.

Rembrandt subit donc tous les châtiments que fit pleuvoir sur lui le diable. Il perdit sa belle maison de la Jodenbreestraat. Il perdit sa maîtresse et, pour finir, même son fils. Pourtant il continuait à peindre et à peindre, sans une trace d’amertume ni de perversité ; et il persistait à imprégner ses tableaux d’amour.

Il se retrouva finalement allongé sur son lit de mort. Le diable se pavanait alentour, tout content, prêt à saisir l’âme de Rembrandt et à l’attraper entre ses méchants petits doigts. Mais les anges et les saints supplièrent Dieu d’intervenir.

« Dans le monde entier, qui en sait davantage sur la bonté ? demandèrent-ils en désignant Rembrandt mourant. Qui l’a mieux montré que ce peintre ? Ce sont ses portraits que nous regardons quand nous voulons connaître ce qu’il y a de divin chez l’homme. »

C’est ainsi que Dieu rompit le pacte passé entre Rembrandt et le diable. Il prit pour lui l’âme de Rembrandt et le diable, si récemment privé de Faust pour exactement la même raison, se retrouva fou de rage.

Eh bien, il allait enterrer dans l’obscurité la vie de Rembrandt. Il veillerait à ce que toutes les possessions personnelles, toute trace de cet homme fussent englouties par le grand flot du temps.

Et voilà bien sûr pourquoi nous ne savons presque rien de la véritable vie de Rembrandt, ni quelle sorte d’homme il était.

Mais le diable ne pouvait pas contrôler le destin des tableaux. Malgré tous ses efforts, il ne put amener les gens à les brûler, à les jeter, ni à les mettre au rancart pour faire place à des artistes plus neufs, plus à la mode. En fait, il commença à se passer quelque chose d’étrange. Rembrandt devint le plus admiré de tous les peintres qui eussent jamais vécu ; Rembrandt devint le plus grand peintre de tous les temps.

Voilà ma théorie concernant Rembrandt et ces visages.

Eh bien, si j’étais mortel, j’écrirais à propos de Rembrandt un roman sur ce thème. Sauf que je ne suis pas mortel. Je ne peux pas sauver mon âme par l’art ni par les bonnes œuvres. Je suis une créature comme le diable, à une différence près. J’adore les œuvres de Rembrandt !

Pourtant, cela me brise le cœur de les regarder. Cela m’a brisé le cœur de vous voir là au musée. Et vous avez parfaitement raison d’affirmer qu’il n’existe pas de vampire ayant un visage comme celui des saints de la Guilde des Drapiers.

C’est pour cela que je vous ai quitté si grossièrement au musée. Ce n’était pas la rage du diable. C’était seulement du chagrin.

Je vous promets que la prochaine fois que nous nous rencontrerons, je vous laisserai dire tout ce que vous voudrez.

Je griffonnai le numéro de mon agent à Paris au bas de cette lettre, avec son adresse, comme je l’avais fait jadis quand j’écrivais à David, même si ce dernier n’avait jamais répondu.

Puis je me lançai dans une sorte de pèlerinage, pour aller revoir les tableaux de Rembrandt dans les grandes collections du monde. Je ne vis rien au cours de mes voyages qui pût m’ébranler dans ma conviction que Rembrandt était pétri de bonté. Le pèlerinage s’avéra être une pénitence, car je me cramponnai à mon idée de roman sur Rembrandt. Mais je pris de nouveau la résolution de ne plus jamais venir ennuyer David.

Ensuite j’eus ce rêve. Tigre, Tigre… David en danger. Je m’éveillai en sursaut sur mon fauteuil dans la petite cabane de Louis – comme si une main qui voulait m’avertir m’avait secoué dans mon sommeil.

En Angleterre, la nuit touchait presque à sa fin. Il me fallait me hâter. Mais quand je finis par trouver David, il était dans une bizarre petite taverne d’un village des Cotswolds qu’on ne peut atteindre que par une route étroite et dangereuse.

C’était son village natal, pas loin du manoir de ses ancêtres, je le devinai rapidement en scrutant l’esprit de ceux qui l’entouraient : un petit hameau avec une seule rue bordée de constructions du seizième siècle, abritant boutiques et auberge dépendant maintenant des caprices des touristes, et que David avait restaurée à ses frais et où il se rendait de plus en plus souvent pour fuir sa vie londonienne.

Un petit coin littéralement fantastique !

Tout ce que David faisait, c’était de siroter son cher whisky pur malt en griffonnant des croquis du Démon sur les serviettes. Méphistophélès avec son luth ? Le Satan cornu dansant au clair de lune ? Ce devait être son découragement que j’avais senti par-delà les kilomètres, ou plus vraisemblablement l’inquiétude de ceux qui l’observaient. C’était l’image qu’il se faisait de lui que j’avais perçue.

J’avais si grande envie de lui parler. Mais je n’osais pas. J’aurais créé trop d’agitation dans la petite taverne, où le vieux propriétaire soucieux et ses deux neveux patauds et silencieux ne restaient éveillés à fumer leur pipe odorante qu’à cause de l’auguste présence du seigneur du village – qui s’enivrait d’ailleurs en grand seigneur.

Une heure durant, je restai dans les parages à regarder par la petite fenêtre. Puis je m’en allai.

Maintenant, bien des mois plus tard, la neige tombait sur Londres, comme elle tombait en gros flocons silencieux sur la haute façade de la maison-mère du Talamasca ; abruti de fatigue, je cherchai David, pensant qu’il n’y avait personne au monde que je devais voir autant que lui. Je scrutai l’esprit des membres de l’ordre, endormis et éveillés. Je les tirai de leur sommeil. Je les entendis se mettre mentalement au garde-à-vous aussi nettement que s’ils avaient allumé leur lampe en se levant de leur lit.

Mais j’eus ce que je voulais avant qu’on pût m’évincer.

David était parti pour le manoir des Cotswolds, quelque part à n’en pas douter dans les parages de ce curieux petit village avec son étrange taverne.

Eh bien, je pouvais le trouver, n’est-ce pas ? Je m’en allai le chercher là-bas.

La neige tombait encore plus fort tandis que je voyageais plus près du sol, pénétré de froid et de colère, tout souvenir du sang que j’avais bu maintenant effacé.

D’autres rêves me revinrent, comme cela m’arrive toujours au plus dur de l’hiver, rêves des rudes et terribles chutes de neige de mon enfance de mortel, du froid qui régnait dans les salles de pierre du château de mon père et du petit feu, avec mes grands dogues qui ronflaient dans la paille auprès de moi pour me tenir chaud.

Les chiens mêmes que les loups avaient massacrés au cours de cette chasse voilà si longtemps.

J’avais tellement horreur d’évoquer ce souvenir, et pourtant c’était toujours doux de croire que j’étais de nouveau là-bas – avec la saine odeur de cette petite flambée, de ces chiens puissants blottis contre moi – et de me dire que j’étais vivant, vraiment vivant ! et que la chasse n’avait jamais eu lieu. Je n’étais jamais allé à Paris, je n’avais jamais séduit Magnus. La petite salle de pierre était pleine de la bonne odeur des chiens, et je pouvais maintenant dormir auprès d’eux, en sûreté.

J’approchai enfin d’un petit manoir élisabéthain dans les montagnes, un très bel édifice de pierre avec des toits à pente raide, d’étroits pignons et des fenêtres aux vitres épaisses, un édifice bien plus petit que la maison-mère, et pourtant tout à fait grandiose à son échelle.

Il n’y avait de lumière que derrière une seule série de fenêtres et, quand j’approchai, je vis que c’étaient celles de la bibliothèque et que David était là, assis auprès d’un grand feu qui craquait bruyamment.

Il tenait à la main son journal familier relié de cuir, et il écrivait très rapidement à la plume. Il n’avait absolument pas l’impression d’être observé. De temps en temps, il consultait un autre livre relié sur la table auprès de lui. Je distinguai sans mal que c’était une Bible, avec ses doubles colonnes en petits caractères, ses pages dorées sur tranche, et le ruban qui servait de signet.

Au prix d’un petit effort, j’observai que c’était le Livre de la Genèse que David était en train de lire et sur lequel, apparemment, il prenait des notes. Il y avait à côté son exemplaire de Faust. Qu’est-ce qui pouvait bien l’intéresser dans tout cela ?

La pièce elle-même était tapissée de livres. Une seule lampe était allumée au-dessus de l’épaule de David. C’était une bibliothèque comme bien d’autres dans les climats septentrionaux : douillette et accueillante, avec un plafond bas aux poutres apparentes et de vieux fauteuils de cuir grands et confortables.

Ce qui lui donnait surtout un caractère insolite, c’étaient les reliques d’une existence vécue sous un autre climat. Il y avait là ses souvenirs préférés des années passées là-bas.

La tête naturalisée d’un léopard était accrochée au-dessus de l’âtre. Et la grande tête noire d’un buffle était exposée tout au bout du mur de droite. Il y avait çà et là sur les rayonnages et sur les tables de nombreuses petites statuettes de bronze hindoues. Des joyaux de petits tapis indiens jonchaient la carpette marron devant la cheminée, la porte et les fenêtres.

Et la longue dépouille flamboyante de son tigre du Bengale s’étalait au milieu de la pièce, sa tête soigneusement préservée, avec des yeux de verre et ces immenses crocs que j’avais vus dans mon rêve si horriblement vivants.

Ce fut à ce dernier trophée que David soudain accorda toute son attention puis, en détournant non sans mal les yeux, il se remit à écrire. J’essayai de fouiller son esprit. Rien. Pourquoi m’étais-je donné cette peine ? Pas même un aperçu des forêts de palétuviers où une bête pareille avait pu être abattue. Mais une fois de plus il regarda le tigre et, oubliant sa plume, s’enfonça dans ses pensées.

Bien sûr, comme ç’avait toujours été le cas, cela me réconforta de simplement l’observer. Je jetai un coup d’œil à de nombreuses photographies encadrées dans les ombres de la pièce – des portraits de David quand il était jeune et bien des clichés de lui manifestement pris en Inde devant un charmant bungalow avec des vérandas profondes et un toit en hauteur. Les photos de son père et de sa mère. De lui, avec les bêtes qu’il avait tuées. Cela expliquait-il mon rêve ?

Je ne m’occupai pas de la neige qui tombait tout autour de moi, saupoudrant mes cheveux, mes épaules et même mes bras mollement croisés. Je finis par bouger : il n’y avait plus qu’une heure avant l’aube.

Je circulai dans la maison, trouvai une porte de service, en fis glisser le loquet et j’entrai dans la petite salle bien chauffée avec son plafond bas. Il n’y avait là que des boiseries anciennes, recouvertes d’innombrables couches de laque ou de peinture à l’huile. Je posai les mains sur les traverses de la porte et je vis miroiter un grand bois de chêne plein de soleil, puis seules les ombres m’entourèrent et je perçus la senteur du feu au loin.

Je m’aperçus que David était planté tout au bout du vestibule, me faisant signe d’approcher. Mais je ne sais quoi dans mon apparence l’inquiéta. Il est vrai que j’étais couvert de neige et d’une fine pellicule de glace.

Nous entrâmes ensemble dans la bibliothèque et je m’installai dans le fauteuil en face de lui. Il me laissa un moment durant lequel je me contentai de fixer les flammes et de sentir la chaleur du feu faire fondre le givre qui me recouvrait. Je songeais aux raisons de ma visite et à la façon dont j’allais les exprimer. J’avais les mains aussi blanches que la neige.

Quand il revint, il m’apportait une grande serviette chaude que je pris pour m’essuyer le visage et les cheveux, puis les mains. Que c’était bon.

« Merci, dis-je.

— Vous aviez l’air d’une statue, dit-il.

— Oui, c’est vraiment l’air que j’ai maintenant, n’est-ce pas ? Je vais continuer.

— Que voulez-vous dire ? fit-il en s’asseyant en face de moi. Expliquez-vous.

— Je pars pour un endroit désert. J’ai trouvé, je crois, un moyen de mettre un terme à tout cela. Mais ce n’est pas simple.

— Pourquoi voulez-vous faire cela ?

— Je n’ai plus envie de vivre. De ce point de vue-là, c’est assez simple. Je n’attends pas la mort avec impatience comme vous. Ce n’est pas cela. Ce soir, je… » Je m’arrêtai. Je voyais la vieille femme dans son lit bien fait, avec son peignoir à fleurs sur la courte-pointe en nylon. Puis je vis cet étrange personnage aux cheveux bruns, qui m’observait, celui qui m’avait abordé sur la plage et qui m’avait remis le récit que j’avais toujours, dans la poche de mon manteau.

C’est absurde. Qui que l’on soit, on arrive trop tard.

Pourquoi prendre la peine d’expliquer ?

Je vis soudain Claudia, comme si elle était là, dans un autre royaume, à me dévisager, à attendre que je la voie. Comme c’est habile que nos esprits puissent évoquer une image qui semble si réelle. Elle aurait aussi bien pu se trouver ici même, auprès du bureau de David, dans l’ombre. Claudia, qui avait plongé son long poignard dans ma poitrine. « Je vais te mettre pour toujours dans ton cercueil, père. » Mais il est vrai que je voyais maintenant Claudia tout le temps, n’est-ce pas ? Je voyais Claudia rêve après rêve…

« Ne faites pas ça, fit David.

— Il est temps, David », murmurai-je, en songeant vaguement combien Marius serait déçu.

David m’avait-il entendu ? Peut-être avais-je parlé trop doucement. Un crépitement monta du feu, du petit bois qui s’effondrait peut-être ou bien la sève encore humide et qui grésillait dans la grosse bûche. Je revis cette chambre glacée de mon enfance, et soudain, je sentis mon bras autour d’un de ces gros chiens, ces chiens tendres et nonchalants. Voir un loup égorger un chien est monstrueux !

J’aurais dû mourir ce jour-là. Même les plus fins chasseurs ne devraient pas pouvoir massacrer une meute de loups. Et c’était peut-être là l’erreur cosmique. J’étais destiné à partir, s’il existe bien une telle continuité, et en voulant aller trop loin, j’avais attiré l’œil du diable.

« Tueur de loups. » Le vampire Magnus avait dit cela avec une telle tendresse, en m’emportant dans sa tanière.

David s’était renfoncé dans son fauteuil, posant distraitement un pied sur le pare-feu et ses yeux fixant les flammes. Il était profondément troublé, un peu frénétique même, encore qu’il se contînt fort bien.

« Est-ce que ce ne sera pas douloureux ? » demanda-t-il, en me regardant.

Pendant un instant, je ne compris pas ce qu’il voulait dire. Puis je me souvins.

J’eus un petit rire.

« Je suis venu vous dire adieu, vous demander si vous êtes certain de votre décision. Il m’a paru convenable de vous annoncer que je partais et que ce serait votre dernière chance. À vrai dire, ça m’a semblé fair play. Vous me suivez ? Ou bien croyez-vous qu’il s’agit simplement d’une nouvelle excuse ? Peu importe, en fait.

— Comme Magnus dans votre récit, dit-il. Vous vous trouveriez un héritier, puis vous disparaîtriez dans le feu.

— Ce n’était pas seulement une histoire, dis-je, sans vouloir être raisonneur et me demandant pourquoi j’avais l’impression de l’être. Et, ma foi oui, c’est peut-être comme ça. Franchement, je n’en sais rien.

— Pourquoi voulez-vous vous détruire ? » Il avait l’air désespéré.

Combien j’avais fait du mal à cet homme.

Je regardai la peau de tigre avec ses superbes rayures noires et sa fourrure d’un orange foncé.

« C’était un mangeur d’hommes, n’est-ce pas ? » demandai-je.

Il hésita ; on aurait dit qu’il ne comprenait pas bien ma question, puis, comme s’il s’éveillait, il hocha la tête. « Oui. » Il jeta un coup d’œil au tigre, puis me regarda. « Je ne veux pas que vous fassiez cela. Au nom du ciel, remettez ça à plus tard. Ne le faites pas. Pourquoi justement ce soir ? »

Il me faisait rire malgré moi. « Ce soir, c’est le bon moment pour le faire, déclarai-je. Non, je pars. » Et soudain je ressentis une grande jubilation car je me rendais compte que je pensais ce que je disais ! Ce n’était pas un simple caprice. Sinon, je le lui aurais dit. « J’ai trouvé une méthode. Je vais aller aussi haut que je pourrai avant que le soleil ne pointe au-dessus de l’horizon. Je n’aurai aucun moyen de trouver un abri. Le désert là-bas est très dur. »

Et je mourrai dans le feu. Pas dans le froid comme sur cette montagne où les loups me cernaient. Dans la chaleur, comme Claudia était morte.

« Non, reprit-il, ne faites pas ça. » Quelle ardeur il y mettait, quelle persuasion ! Mais ça ne marchait pas.

« Voulez-vous le sang ? demandai-je. Ça ne prend pas très longtemps. Ça n’est pas très douloureux. Je suis persuadé que les autres ne vous feront pas de mal. Je vous rendrai si fort qu’ils auraient bien du mal s’ils essayaient. »

Là encore, cela ressemblait tant à Magnus, qui m’avait laissé orphelin sans même m’avertir qu’Armand et son groupe qui remontait à la nuit des temps pouvaient se lancer à ma poursuite, en me maudissant et en cherchant à mettre un terme à ma vie toute neuve. Et Magnus avait su que je l’emporterais.

« Lestat, je n’ai pas envie du Don du sang. Mais je veux que vous restiez ici. Écoutez, accordez-moi seulement quelques nuits. Pas davantage. Au nom de notre amitié, Lestat, restez avec moi. Ne pouvez-vous pas m’accorder ces quelques heures ? Et puis, s’il faut que vous alliez jusqu’au bout, je ne discuterai plus.

— Pourquoi ? »

Il parut affligé. Puis il dit :

« Laissez-moi vous parler, laissez-moi vous faire changer d’avis.

— Vous avez tué ce tigre quand vous étiez très jeune, n’est-ce pas ? C’était en Inde. » Je regardai les autres trophées. « J’ai vu le tigre en rêve. »

Il ne répondit pas. Il semblait anxieux et perplexe.

« Je vous ai blessé, dis-je. Je vous ai entraîné dans les souvenirs de votre jeunesse. Je vous ai fait prendre conscience du temps, et vous ne vous en rendiez pas compte à ce point auparavant. »

Quelque chose se passa sur son visage. Avec ces mots, je l’avais blessé. Pourtant il secoua la tête.

« David, prenez mon sang avant que je parte ! murmurai-je soudain, désespéré. Il ne vous reste pas un an. Je m’en rends compte quand je suis près de vous ! J’entends la faiblesse de votre cœur.

Vous ne le savez pas, mon ami, répondit-il avec patience. Restez ici avec moi. Je vous parlerai du tigre, de cette époque révolue en Inde. J’ai ensuite chassé en Afrique, et puis une fois en Amazonie. Tant d’aventures. Je n’étais pas alors l’érudit poussiéreux que je suis aujourd’hui…

— Je sais », dis-je en souriant. Jamais il ne m’avait parlé ainsi, jamais il ne m’en avait tant offert. « C’est trop tard, David », dis-je. Je revis le rêve. Je vis la mince chaîne d’or autour du cou de David. Était-ce la chaîne que le tigre cherchait ? Ça ne rimait à rien. Ce qui restait, c’était le sentiment du danger.

Je contemplai la peau de bête. Quelle pure méchanceté exprimait son visage. « C’était amusant de tuer le tigre ? » interrogeai-je.

Il hésita. Puis il se força à répondre. « C’était un mangeur d’hommes. Il dévorait les enfants. Oui, je pense que c’était amusant. »

Je me mis à rire doucement. « Eh bien alors, nous avons cela en commun, le tigre et moi. Et Claudia m’attend.

— Vous ne le croyez pas vraiment, non ?

— Non. Je pense que si c’était le cas, j’aurais peur de mourir. » Je crus voir Claudia avec une parfaite netteté… Un petit portrait ovale sur de la porcelaine : l’or de ses cheveux, le bleu de ses yeux. Quelque chose de farouche et d’authentique dans l’expression, malgré les couleurs et le cadre ovale. Avais-je jamais eu en ma possession ce médaillon, car assurément c’était bien cela : un médaillon. Un frisson me parcourut. Je me rappelai la texture de ses cheveux. Une fois de plus, c’était comme si elle était tout près de moi. En me retournant, je pourrais la voir à mon côté dans l’ombre, avec ses mains sur le dossier de mon fauteuil. Et je me retournai. Rien. J’allais perdre mon calme si je ne partais pas tout de suite.

« Lestat ! » fit David avec insistance. Il me scrutait, s’efforçant désespérément de trouver autre chose à dire. Il désigna mon manteau. « Qu’y a-t-il dans votre poche ? Un billet que vous avez écrit ? Vous comptez me le laisser ? Lisez-le-moi maintenant.

— Oh, ça, cet étrange petit récit, dis-je, tenez, vous pouvez le garder. Je vous le lègue. Il devrait être à sa place dans une bibliothèque, peut-être coincé quelque part sur un de ces rayonnages. »

Je pris le petit paquet plié et j’y jetai un coup d’œil. « Oui, je l’ai lu. C’est assez amusant. » Je lançai le paquet sur ses genoux. « Un idiot de mortel me l’a donné. Quelque pauvre âme ignorante qui savait qui j’étais et qui a eu tout juste assez de courage pour le lancer à mes pieds.

— Expliquez-moi cela », fit David. Il déplia les feuillets. « Pourquoi avez-vous cela avec vous ? Bonté divine… Lovecraft. » Il secoua doucement la tête.

« Je viens de vous expliquer, dis-je. Ça ne sert à rien, David, on ne peut pas m’arrêter. Je pars. D’ailleurs, ce récit ne veut rien dire. Le pauvre idiot… »

Ses yeux brillaient d’une lueur si étrange. Qu’est-ce donc qui n’allait pas dans la façon dont il s’était précipité vers moi sur le sable de la plage ? Et dans sa retraite affolée ? Il prenait des airs si importants ! Ah ! mais c’était stupide. Je n’en avais cure, et je le savais. Je savais ce que je comptais faire.

« Lestat, fit David, restez ici ! Vous m’avez promis que la prochaine fois que nous nous rencontrerions, vous me laisseriez dire tout ce que j’ai à vous expliquer. Vous me l’avez écrit, Lestat, vous vous souvenez ? Vous n’allez pas revenir sur votre parole ?

— Eh bien, David, il va falloir que je revienne dessus. Et il vous faudra me pardonner parce que je pars. Peut-être n’y a-t-il pas de paradis ni d’enfer et vous reverrai-je de l’autre côté.

— Et si les deux existent ? Alors ?

— Vous avez trop lu la Bible. Lisez ce récit de Lovecraft. » De nouveau j’eus un rire bref. Je désignai les pages qu’il tenait à la main. « Ça vaudra mieux pour votre bel esprit. Et, au nom du ciel, évitez Faust. Vous croyez vraiment qu’à la fin des anges viendront nous emmener ? Enfin, pas moi, peut-être, mais vous ?

— Ne partez pas », dit-il, et sa voix était si douce et si implorante qu’elle m’en coupa le souffle.

Mais je partais déjà.

Ce fut à peine si je l’entendis me crier :

« Lestat, j’ai besoin de vous. Vous êtes le seul ami que j’aie. »

Comme ces mots étaient tragiques ! J’aurais voulu dire que tout cela me navrait. Mais c’était trop tard maintenant. Et d’ailleurs, je crois qu’il le savait.

Je m’élevai dans la nuit glacée, montant parmi les flocons de neige. Toute vie me semblait absolument insupportable, aussi bien dans son horreur que dans sa splendeur. La petite maison là-bas semblait douillette, sa lumière se répandant sur le sol blanc, sa cheminée projetant vers le ciel ce mince filet de fumée bleue.

Je repensai à David marchant seul dans les rues d’Amsterdam, et puis je songeai au visage de Rembrandt. Et je revis le visage de David auprès du feu dans la bibliothèque. Il ressemblait à un homme peint par Rembrandt. Il avait toujours eu cet air-là depuis que je le connaissais. Et à quoi ressemblions-nous, figés à jamais dans la forme que nous avions quand le Sang ténébreux était entré dans nos veines ? Claudia était depuis des décennies cette enfant peinte sur de la porcelaine. Et moi, j’étais comme une des statues de Michel-Ange, devenant blanc comme du marbre. Et tout aussi froid.

Je savais que je tiendrais parole.

Mais vous comprenez qu’il y a dans tout cela un épouvantable mensonge. Je ne croyais pas vraiment que le soleil pourrait encore me tuer. Enfin, j’allais assurément essayer de bon cœur.

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